Aujourd’hui, dans cette période d’ébranlements forts que nous vivons au sein de l’Église en France (effondrement de la pratique, révélation d’abus de tous ordres, grippage du fonctionnement institutionnel), il peut être aidant, pour chaque secteur, chaque parcelle de l’Église, pour chacun de nous de revisiter le sens de certaines notions et notamment celle de corps apostolique.
Pour cela, nous considérerons ici d’abord le premier d’entre eux, le corps apostolique par excellence, celui des apôtres, en relisant les deux premiers chapitres des Actes. Ce premier pas, nous permettra ensuite de revenir sur quelques traits de la naissance du corps apostolique de la Compagnie de Jésus et les conditions de son émergence. Nous y puiserons enfin quelques pistes pour notre présent à chacun.
Qu’est-ce qu’un corps apostolique ?
Mais peut-être faut-il d’abord prendre conscience qu’un corps apostolique, c’est avant tout un corps qui jouit comme tous les corps d’infinies potentialités, tenues secrètes, et qui se révèlent au cours de son histoire. Au gré des situations rencontrées, le corps prend une conscience renouvelée de lui-même, se mobilise autrement. Un corps apostolique ne naît pas apostolique en tant que tel : il le devient. Il découvre en lui ce potentiel qui lui est donné. En effet, comme tout corps, le corps apostolique se constitue en lui-même dans son existence sur lui-même, quelque peu informe, puis il s’ouvre à son contexte.
Un corps apostolique en tension
Ce contexte est forcément un lieu de tensions, de dissensions, parcouru par des conflits. Et c’est dans ces vicissitudes vécues et traversées que le corps apostolique va éprouver en lui une capacité nouvelle, celle de pouvoir tenir une parole sur la situation et les personnes. Elle se manifestera comme parole de réconciliation, d’ouverture et de conduite pour les autres. Elle pourra être qualifiée de parole apostolique. C’est bien ainsi que se déroulent les deux premiers chapitres des Actes.
Faire corps
Dans en Actes 1, nous assistons d’abord à la (re)-constitution du groupe des douze par lui-même. Et ce n’est pas rien ! Pierre revient sur la manière dont le groupe a traversé la Passion, avec le suicide de Judas, la trahison de tous. Malgré ce lourd passé qui aurait dû conduire à la disparition du groupe, Pierre envisage un devenir pour ce groupe. Il propose d’adjoindre aux « Onze »un autre disciple pour reconstituer les « Douze ». Les autres acquiescent.
L’unité retrouvée
Cela signifie que ce groupe désire vivre de nouveau, qu’il a retrouvé son unité dynamique, qu’il a été capable de traverser l’épreuve de sa propre trahison du Seigneur, de l’effondrement qui s’en est suivi pour eux. Ce groupe s’éprouve maintenant capable de vivre « à nouveau », à partir du pardon, reçu gratuitement au cours des apparitions du Ressuscité.
Le sens de l’Eucharistie
La célébration eucharistique ne cesse de nous remémorer de façon intime le don que le Seigneur fait de lui-même à travers l’abandon traversé jusqu’au pardon. Ce chemin est aussi celui des disciples qui reconnaissent dans la célébration tout à la fois le don reçu, l’abandon vécu par eux et le pardon gracieux qui les rejoint sans cesse pour les ouvrir à la mission de l’annonce de la Bonne Nouvelle.
Une promesse qui a du sens
Une fois reconstitué par l’élection de Matthias, le groupe des apôtres se livre à la prière avec tous les autres disciples et la Vierge Marie, fortifiant ainsi son unité. En Actes 2, c’est sa sortie tonitruante, avec les langues de feu, qui interroge la foule des pèlerins à Jérusalem. La réaction d’étonnement par la foule suscitera en retour en lui, une parole porteuse de sens, parole émise par Pierre, leur chef. Cette parole délivre un sens nouveau, reliant la situation vécue au mystère pascal déjà traversé par eux. Elle est ainsi proprement une parole apostolique.
L’universalité des premiers croyants
À l’aune de ce que ce corps des douze a vécu et traversé, le mystère pascal, le groupe des Douze a été rendu capable de confirmer les autres dans leur propre chemin pascal. Ces derniers deviennent ainsi les frères des premiers croyants, les Apôtres. Dès lors, une ouverture sans limite, « catholique », se propose. « La promesse est pour vous, pour vos enfants et pour tous ceux qui sont loin, aussi nombreux que le Seigneur notre Dieu les appellera ». [Actes 2, 39]. De siècle en siècle, la promesse universelle s’incarnera ainsi dans des corps apostoliques, capables, par leurs témoignages de vie traversée, d’entrainer et de confirmer le chemin d’un plus grand nombre.
Le corps apostolique de la Compagnie de Jésus
Il en sera ainsi, à l’aube des temps modernes, avec la Compagnie de Jésus. Un surgissement quelque part improbable avec un cheminement solitaire et absolu de conversion, vécu par Ignace, des rencontres en profondeur à Paris entre étudiants de diverses nationalités, une mise en commun dans des aspirations (vœux de Montmartre), puis dans le temps gratuit de l’attente où se tisse l’amitié, dans le nord de l’Italie, (pour aller à Jérusalem), et enfin dans une offrande de soi au Pape (avec des compagnons immergés dans la vie missionnaire), avec un temps de délibération (menée tous en commun pour choisir de demeurer ensemble ou de se disperser et disparaître).
La force d’être amis dans le Seigneur
De là, une capacité inouïe de répondre aux attentes du temps et de reformuler la bonne nouvelle dans la société moderne en émergence, grâce à l’amitié profonde qui s’était nouée entre eux, les compagnons de Jésus, traversés eux aussi par le Mystère pascal. Les Constitutions de la Compagnie de Jésus feront mémoire de « cette primitive histoire » en cherchant à la disposer comme itinéraire d’intégration pour les nouveaux membres de l’ordre, noviciat, formation intellectuelle, dernière probation, comme temps de l’école du cœur.
La mission des Congrégations Générales de la Compagnie de Jésus
Les congrégations générales, nous en sommes à la 36ᵉ, auront la mission d’actualiser la réponse que ce corps, ainsi constitué, pourra donner en fonction de l’évolution de la situation du monde et de l’Eglise, en reconnaissant d’abord les manquements et les péchés de la Compagnie, en s’ouvrant alors à la situation présente, en laissant enfin surgir, de son cœur, les orientations, à partir de son histoire entière reconsidérée1.
Le corps apostolique de l’Église en refondation
Aujourd’hui, nous sommes dans un temps où l’Église et le corps des évêques en son sein notamment, doit comme se refonder selon les pays. Et pour cela, elle doit, avec humilité et confiance, revenir à ses commencements. À elle de laisser le mystère pascal se revivre en son sein pleinement. À elle de reconnaître le don qui lui a été fait. À elle de confesser l’abandon par elle de Celui qui le lui a donné, son Seigneur. À elle d’accueillir le pardon que le Seigneur lui redonne à nouveau. À elle de se rouvrir à une capacité nouvelle de vivre, de parler, d’agir.
Ce cheminement donne de retrouver les vraies bases de l’existence chrétienne, personnelle et communautaire, en s’assumant comme pêcheurs pardonnés vivant par grâce et capable d’annoncer la bonne nouvelle. C’est en ce point que la parole apostolique peut surgir appelant des frères, à partir d’un cœur se reconnaissant pêcheur pardonné.
Jean-Luc Favre, sj