Charles Delhez est un jésuite belge sociologue de formation. Son dernier ouvrage, Église catholique, renaître ou disparaître, paru aux Editions jésuites, nous donne l’occasion de lui laisser la parole pour nous aider à entrer davantage de notre appel à participer à la construction de l’Église.
Le pape François dit fréquemment : « le drame de l’Église est que Jésus continue à frapper à la porte, mais de l’intérieur, pour que nous le laissions sortir ! Très souvent, on finit par être une Église “prisonnière”, qui ne laisse pas le Seigneur sortir, qui le tient comme “chose propre”, alors que le Seigneur est venu pour la mission et nous veut missionnaires », Quelle pistes proposeriez-vous pour que nous devenions (davantage) des fidèles intendants de cette mission et non nous ériger en propriétaire de cette dernière ?
Nous assistons à un éloignement anthropologique et éthique par rapport au message chrétien. Ceux qui s’engagent pour une société nouvelle ne se réfèrent plus ni à l’Évangile ni à l’Église. Et tout cela dans un contexte de crise écologique et civilisationnelle. L’Église, en interne, ne se porte pas bien non plus. Le système clérical ne fonctionne plus. L’institution a perdu toute crédibilité et est même devenue un obstacle. La baisse de la pratique religieuse est drastique (moins de 2% de pratiquants réguliers) et la diminution du nombre de prêtres et de bénévoles, catastrophique. Notre discours symbolique apparaît mythologique et ésotérique, compréhensible par la seule tribu. Tout ceci sans parler de la crise des abus.
L’Église se fait conversion
Dans ce contexte, un changement de posture est à opérer. Il nous faut d’abord être en paix avec notre situation minoritaire, renonçant à la manie des statistiques. Nous ne serons plus ceux qui ont l’initiative, comme lorsque la paroisse organisait tout dans le village. Il s’agit de nous considérer comme invités et non comme ceux qui dirigent. Peut-être faut-il “faire conversation” comme nous y invitait le pape Paul VI dans son encyclique Ecclesiam Suam, en 1964.« L’Église doit entrer en dialogue avec le monde dans lequel elle vit. L’Église se fait parole ; l’Église se fait message ; l’Église se fait conversation. »
Une page de l’histoire de l’Église se tourne
L’espérance chrétienne peut se dire dans un autre langage que celui hérité du catéchisme. Au lieu d’attendre que les gens viennent à nous, nous sommes appelés à les rejoindre là où ils en sont et à voir ce qu’il y a moyen de célébrer avec eux sans forcer leur adhésion. Pour le fonctionnement ecclésial, la culture du clocher fera place à un réseau de communautés affinitaires et intenses. Assurément, nous terminons une page de l’histoire de l’Église. Terminons-la bien. Rendons grâce pour tout ce que nous avons pu vivre et encourageons tout ce qui naît. « À vin nouveau, outres neuves » disait Jésus.
Il n’y a en effet pas de fécondité sans y laisser un peu de nous-mêmes
L’Église et le monde
Dans une de vos tribunes dans La Libre Belgique, vous dites : « Le chrétien est un veilleur. Il ose croire que, dans la mouvance de ce Jésus, il a encore quelque chose à dire au monde d’aujourd’hui, des questions à lui poser. Mais toujours à la lumière de l’espérance ». Quelles pistes dessineriez-vous pour que nous fassions de notre “minorité” une chance pour le monde ? Nous sommes parfois (souvent ?) découragés par une Église qui semble avoir du mal à entrer dans un dialogue confiance avec le monde.
Les valeurs évangéliques sont aujourd’hui reconnues par la grande majorité des peuples et des humains, même athées, du moins dans leur versant humaniste (car il y a aussi des valeurs proprement religieuses dans l’Évangile) – même si le respect de la vie de son origine à son terme semble échapper à cette règle. Mais encore faut-il vivre en cohérence avec ces valeurs. Notre société de libéralisme sauvage et d’hyperconsommation, par exemple, se situe-t-elle dans cette ligne ? Jésus semble en effet avoir beaucoup insisté sur la modération. Le partage des biens est au cœur de ce Nouveau Testament qui proclame – nouveauté pour l’époque – l’égalité entre tous les humains.
Aimer son ennemi
Sans doute notre modernité s’est-elle en partie approprié les « valeurs chrétiennes » – et c’est heureux –, mais en les lénifiant et en oubliant les plus gênantes. Le Christ invite à élargir l’espace de notre tente, à aimer les plus autres qui soient, les étrangers, les agresseurs ou les ennemis.
L’Évangile, c’est toujours « un peu plus qu’il n’en faut”, et ce, « d’autant plus que »… Tu dois aimer ton ennemi parce qu’il partage la même humanité que toi (ce qui ne fut pas toujours évident), et d’autant plus qu’il est aimé par ton Père des Cieux qui fait lever son soleil sur les bons comme sur les méchants. Pour le chrétien, Jésus a donné visage à ces valeurs, les rendant concrètes et les vivant de manière cohérente, jusqu’au don de lui-même. Et, par sa résurrection, il a manifesté que cet amour n’était pas frappé du sceau de l’absurde. Au contraire.
Le chrétien emporte avec lui l’Évangile comme un escargot, sa maison
En quoi la parabole du semeur peut éclairer notre chemin en Église ?
Elle mérite en effet qu’on s’en souvienne. Ne nous arrive-t-il pas d’être découragé ? On a beau parler, témoigner, annoncer, qu’en reste-t-il ? Nous avons l’impression de prêcher dans le désert. Jésus lui-même a dû se poser cette question ! Il y a répondu par cette parabole. Le semeur, en effet, semble fou. Il ne compte pas ses graines ! Il sème à tout va, à temps et à contretemps. Il sait pourtant qu’il y a des ronces et des épines, que le terrain est parfois pierreux, sans profondeur, que les oiseaux peuvent se précipiter sur les graines tombées au bord du chemin qui jouxte le champ. Mais il nous dit surtout : « Regarde le grain dans tes mains et lance-le, cesse de te plaindre de ton terrain ! » Il sait qu’à semer trop chichement, à calculer trop juste, on finit par manquer sa cible et récolter trop peu.
Notez que Jésus dit qu’il y a du grain qui est tombé au mauvais endroit, mais il n’en indique pas la quantité. On peut espérer que c’est une part modeste. Ces graines jetées à la volée me rappellent cette autre phrase de Jésus, en Jean : « Si le grain de blé tombé en terre ne meurt pas, il reste seul ; mais s’il meurt, il porte beaucoup de fruit » (12, 24). Jésus se décrit lui-même : comme le grain de blé, il est tombé en terre, il a accepté d’y mourir pour porter du fruit. Il n’y a en effet pas de fécondité sans y laisser un peu de nous-mêmes.
Église Corps du Christ
Dans notre Projet de Vie nous affirmons : « membres de l’Église-Corps du Christ, nous sommes soucieux d’y construire la communion dans une fraternité critique et inventive ». Quelles seraient vos conseils pour vivre cette exigence comme membre d’un corps apostolique qu’est la SVECJ ?
Évangéliser, c’est précisément contribuer à l’humanisation de notre monde. La mission du chrétien ne se limite pas à prêcher à tout bout de champ, jusqu’à lasser. La gloire de Dieu, disait saint Irénée, c’est l’homme vivant. Faire vivre l’homme, là où je suis, est donc travailler pour Dieu. Il n’y a pas, en effet, deux mondes distincts, celui du boulot et celui de la religion. Le chrétien emporte avec lui l’Évangile comme un escargot, sa maison. C’est dans son bureau ou son atelier, et jusque dans son « business » ou ses loisirs qu’il doit œuvrer pour le règne de Dieu et humaniser ce qu’il lui est possible d’humaniser, mais sans avoir le réflexe de trop vite restreindre le champ du possible. « Ils ne savaient pas que c’était impossible. Alors ils l’ont fait », dirait Mark Twain.
Le règne de Dieu enfin accompli sera la transfiguration par Dieu de tout ce que nous aurons tenté d’humaniser dans l’opacité de notre pèlerinage terrestre
S’engager malgré tout
« Nous ne nous engageons jamais que dans des combats discutables sur des causes imparfaites. Refuser pour autant l’engagement, c’est refuser la condition humaine », écrivait Emmanuel Mounier en 1950. Le chrétien refusera cependant d’entrer sans réfléchir ou sans réagir dans une logique de requin. Il y a aussi des compromis que, comme tout homme qui s’est donné une échelle de valeurs, il ne pourra accepter.
Humaniser
Que m’est-il possible d’humaniser ? Chacun est renvoyé à sa propre conscience. C’est devant elle que nous sommes responsables. Mais je ne puis porter à moi seul, jusqu’à en culpabiliser, la responsabilité de tous les maux du monde. Bien des situations échappent à mon emprise. La zone de manœuvre est limitée, il faut pouvoir l’accepter. C’est en vivant à fond ce qu’il m’est donné de vivre que je fais ma part, dirait le colibri. C’est en humanisant dès aujourd’hui, là où je suis, ce qu’il m’est possible d’humaniser que, petit à petit, la société évoluera. Et notre première tâche est de sauver en nous-mêmes cette part d’humanité qui y sommeille. “Dieu divinise ce que l’homme humanise”, répétait souvent le jésuite François Varillon. Le règne de Dieu enfin accompli sera la transfiguration par Dieu de tout ce que nous aurons tenté d’humaniser dans l’opacité de notre pèlerinage terrestre.