Pour ceux que devoir prier désespère, nous reproduisons ces 17 manières de prier sans en avoir l’air de Maurice Bellet., Elle ont été publiées dans Cahiers pour croire aujourd’hui en novembre 1993. Elles peuvent être une aide en cas de sécheresse, de désespoir, de doute et même de consolation pour nous qui cherchons à trouver Dieu en plein monde.
17 manières de prier
- Marcher de long en large
 dans une église romane, belle, assez grande
 Saint Philibert de Tournus par exemple
 ou dans une église gothique
 Chartres, Reims, Bourges
 ou baroque, comme la Wieskirche
 et ne penser à rien
 rien du tout
 laisser le regard errer
 laisser la pierre chanter
 laisser le lieu dire
 et s’en aller, au bout d’un temps,
 sans aucune hâte.
- Lire un livre de forte pensée
 avec un désir fort de la vérité
 sans avidité de savoir
 sans prétention à disputer
 mais par goût, par amour de la vérité
 Ouvrir la porte profonde
 à toute pensée qui vient
 et la laisser demeurer en paix
 afin qu’elle vienne à porter son fruit.
- Ouvrir la sainte Écriture
 ouvrir seulement le Livre
 et partir en songerie
 imaginer son propre livre
 se raconter des histoires
 laisser remuer ses propres vieux mythes
 de cruauté, de triomphe, de sensualité, de désespoir,
 d’amour, de charité avec le parfait narcissisme de ces choses-là
 et lire, dans le texte,
 deux mots.
- Dire une demande du Notre Père
 une seule,
 une seule fois.
- Se désoler infiniment de ne pas prier
 gémir intérieurement tout le jour d’être incapable
 de la moindre invocation
 la moindre lecture
 pas même de l’évangile
 d’être là froid, sec, absent
 et heureux ailleurs
 sans Dieu, sans Christ, sans tout ça
 et en souffrir
 et décider enfin de s’en remettre là-dessus à Dieu
 et attendre, hors de toute pensée.
- Dormir
 et le coeur veille.
- Comme un petit enfant, dire des choses à Dieu
 prière, supplication, rage ou tendresse
 regret ou jubilation
 ça échappe
 on ne s’en aperçoit même pas
 sinon quelquefois après coup.
 Celui qui parle ainsi en nous est l’enfant
 toujours à l’aurore de la vie
 naïf comme la volonté divine.
- Converser de choses et d’autres
 et soudain
 il se fait sans mon Dieu qu’on l’ait voulu
 qu’on se met à parler de l’essentiel
 la vie, la mort, l’avenir de l’humanité
 l’amour, la vérité
 Dieu peut-être, et peut-être pas,
 la religion chrétienne, les grands chemins de l’homme
 On en parle les uns aux autres, sans haine,
 sans controverse, sans passion basse, mais parce que cela importe plus que tout le reste
 et qu’on en parle si peu souvent
 et dans la conversation celui qui en Jésus Christ
 laisse passer quelque chose de l’Annonce
 pas tant parce qu’il s’y croit obligé
 que parce qu’il est comme ça, c’est en lui,
 sa parole porte la Parole
 et il arrive que quelqu’un écoute
 et le fond du coeur est ouvert.
- Ouvrir la Sainte Écriture
 et ça y est !
 Ce n’est pas un livre, ce n’est pas le Livre,
 c’est le lieu de la Parole qui s’entend par-delà les mots
 rêve sans rêve en marge du texte en son milieu
 résonance à travers toutes les épaisseurs de la vie
 fontaine dont la source est invisible
 pensées, images, paroles
 mouvements sobres du coeur
 la Lettre est nécessaire
 l’esprit va
 car le sens de l’Écriture, c’est la vie sauve.
- Désirer, désirer désespérément
 désirer jusqu’à la douleur et la détresse
 jusqu’au grand vide amer
 désirer que ce soit autrement
 désirer la fin des cruautés
 des folies, de la bêtise, de l’abject,
 désirer la gaieté, la lumière, la tendresse
 avoir si faim, avoir si soif
 du monde différent
 et de soi-même différent.
- Écrire
 par plaisir, par goût, pour voir
 écrire pour écouter ce que le bruit ordinaire recouvre ou embrouille
 y compris le bruit des mots
 Laver les mots jusqu’à ce qu’ils soient
 tout purs et ronds et lisses
 ou bien aller par les chemins foisonnants
 ou bien refaire, indéfiniment,refaire
 pour approcher un peu plus ce qui manque et insiste
 écrire pour aller vers le point là-bas
 qui communique avec l’au-dessus et l’en-deça de tout mot.
- Écouter la musique
 La Messe en si mineur de Jean-Sébastien Bach par exemple
 spécialement Incarnatus, Crucifixus, Resurrexit
 ou bien autre chose
 pas nécessairement de la musique religieuse
 mais écouter dans la profondeur
 écouter le chant du nouvel Orphée présent
 à toute musique humaine
 incarnation, crucifixion, jubilation
 Si l’on peut, chanter soi-même et jouer de l’instrument,
 c’est encore mieux !
- Se tenir dans la paix
 qui est l’harmonie des puissances
 au-delà (certes) du tourbillon
 au-delà de l’abstention sereine
 au-delà de l’abandon volontaire des héros
 dans l’harmonie des puissances
 coïncidant avec la plus humble humilité
 ceci, dans le médiocre des jours
 sans hauteur, sans savoir et quelquefois sans grâce.
- Sortir de l’église
 quitter la célébration
 parce qu’on ne supporte plus
 parce qu’on ne peut plus rester
 à cause du trop d’intensité et de hauteur
 de ce qui est censé se faire là
 en contraste avec l’échec navrant de ce qui s’y passe en fait
 quitter sans scandale, sans contestation, avec tristesse
 et le désir endurant que se lève à nouveau
 comment ? comment ?
 la lumière du grand poème où s’inaugure toutes choses.
- Douter, intensément douter de Dieu
 quoi, il y aurait un Dieu bon et tout puissant
 avec toute cette cruauté dans la nature
 avec l’infernale cruauté humaine
 les enfants crevants de faim, les exploités,
 les névrosés, les abrutis, les alcooliques, tous les déchets humains ?
 Elle est belle, l’image de Dieu !
 Et qu’est-ce que Dieu
 sinon la pauvre petite idée élaborée
 sur la planète où nous sommes
 rien, au sein de l’univers éclatant
 vers des dimensions inimaginables
 Objections, objections, agonie de Dieu
 au coeur de l’homme de foi.
 Il a répondu cent fois, mais il s’agit d’absence
 Pauvre Dieu en agonie
 comme son Verbe identique à Lui au jardin des oliviers
 quand ses meilleurs amis dormaient…
 Ce n’est donc pas si peu que de le veiller. En son agonie.
- Ni les images, ni le texte,
 ni le lieu ni l’heure
 ni la parole qui sourd du coeur
 ni la répétition lasse et attentive
 pas même le silence
 mais simplement le réel
 terriblement réel et plat, les choses, la surface
 la conversation sans but
 les tâches, les loisirs,
 manger, rêver, dormir
 et la souffrance intolérable, indicible
 tellement souffrante qu’on n’en souffre pas
 l’attente nue de ce qui doit venir au monde
 pour qu’il en soit sur la terre comme au ciel.
- Travailler de ses mains
 à des tâches ménagères, à la couture,
 à son métier, à du bricolage
 et faire taire la radio et tout le brouhaha intérieur
 écouter ce qui parle sans mots
 tandis que les mains s’occupent
 et occupent la surface de l’âme.
 Ou bien, conduire une automobile
 très détendu, attentif, courtois
 tandis que cette occupation laisse libre
 une pensée sans pensée
 qui mûrit d’ailleurs.
Maurice Bellet (1923-2018)




 
													 
													